16.04.19
Pascale Jetté – Concours « Jeune critique MAQ en architecture »

Pascale Jetté, architecte chez LEMAYMICHAUD Montréal, s’est vu attribuer le titre de finaliste au concours « Jeune critique MAQ en architecture » organisé par la Maison de l’Architecture du Québec la semaine dernière.

C’est avec grande fierté que nous partageons avec vous le texte qui lui a valu cet honneur.

Toutes nos félicitations Pascale !

CELA
(écrit par Pascale Jetté)

Il y a presque deux cents ans, au sujet de la littérature et de l’architecture, Victor Hugo écrivait « ceci tuera cela ». S’il est vrai que les paradigmes de l’architecture ont pu être ébranlés à de multiples reprises, cet art de la construction n’a cessé d’évoluer… et de subsister! Au-delà des styles, l’architecture demeure un complément à la littérature – plutôt qu’un adversaire – pour exprimer l’histoire humaine. Toutefois, avec l’émergence du numérique, la question actuelle est surtout de savoir si l’informatique ne tuera pas à la fois « ceci » et « cela ». Aujourd’hui, quelle place reste-t-il pour le livre et la bibliothèque?

Dans le cadre du programme RACi, le concours de l’agrandissement de la bibliothèque de Lachine a été lancé avec ces mêmes questionnements en trame de fond. Outre le défi colossal de concevoir une bibliothèque contemporaine, la nouvelle construction devait s’arrimer au bâtiment existant datant de 1974. Une certification LEED OR© était visée et la proposition devait encourager une évolution dans le temps. Au terme du concours, l’équipe gagnante Chevalier Morales a-t-elle réussi son pari de réaliser une bibliothèque adaptée au XXIe siècle?

Attardons-nous d’abord au site choisi, sis au croisement de St-Antoine et de la 32e avenue. Comment mettre à profit ces strips mi-commerciales mi-résidentielles sans saveur? Imposer une construction clinquante aurait certainement dénaturé le quartier tout en rappelant le redoutable manque de planification urbaine qui y a sévi. Chevalier Morales propose plutôt un bijou épuré, distingué sans être tapageur qui amène espoir et fraîcheur.

Ainsi, la facture se révèle résolument moderne, l’enveloppe étant presque exclusivement composée de verres. À cela s’ajoute un vaste volume blanc en suspension qui contribue à la hiérarchisation des espaces intérieurs et extérieurs. Tout en s’harmonisant au bâtiment existant de par son échelle, l’extension offre un contraste saisissant avec sa légèreté et ses angles irréguliers. Non sans rappeler ces blocs hermétiques des bibliothèques classiques [Ste-Geneviève à Paris ou la Boston Public Library], il se greffe cependant ici, sous le volume opaque du savoir, une nouvelle typologie; un cube de verre, léger, aérien, qui englobe et met en scène la frénésie associée aux activités quotidiennes.

Cette insertion n’est pas étrangère aux enjeux auxquels l’architecte contemporain est confronté. À une époque où la lecture n’a plus besoin ni de support, ni de lieu, la création d’un espace ne se détermine non plus tant par son utilité que par son adaptabilité et le plaisir d’y être. Pour arriver à cette fin, trois mots d’ordre ont donc orienté l’approche conceptuelle de Chevalier Morales : mouvement, légèreté et ouvertures. La finalité consiste à attirer le lecteur en lui proposant notamment une diversité d’expériences sensorielles.

Et expériences sensorielles il y a! La double hauteur du hall impressionne dès l’entrée et permet de jeter un regard sur les expositions, la réception, l’aire de jeux… En progressant à l’intérieur, l’usager déambule sur une pente douce descendante vers le coeur du lieu. Ce changement de niveau providentiel permet de fuir l’achalandage des rues adjacentes et crée un rez-de-jardin. Dans cette vaste aire ouverte, l’escalier central capte immédiatement l’attention. Tel un vortex envoûtant, il exhibe ses courbes blanches spiroïdales, aspirant immanquablement le lecteur à l’étage. Plus loin, une cascade de lumière attire aussi la curiosité. Sous cette aura, des gradins se déploient pour former une zone multifonctionnelle, un geste mimétique de la bibliothèque d’OMA à Seattle. Tout en assumant ce clin d’oeil architectural, Chevalier Morales réinvente néanmoins efficacement les gradins-escaliers avec l’insertion de puits de lumière, puisque le plancher du deuxième étage semble s’incliner – sous forme d’estrade – pour laisser passer les rayons solaires et les va-et-vient des usagers.

Contrairement au caractère monastique bien connu des bibliothèques, il règne à la Saul-Bellow un bruit de fond perpétuel auquel s’ajoutent ponctuellement des éclats de rire. Le grand salon silencieux, offrant une vue en plongée sur l’accueil, explique cette ambiance. En créant ce lieu propice à la réflexion, l’émergence de rencontres, de découvertes et de créations est facilitée dans l’ensemble des autres espaces. Le programme ainsi conçu s’inspire de l’« Idea Store », un nouveau concept de bibliothèque développé à Londres proposant avec convivialité une diversification des services [garderie, formations, café, etc.].

Depuis sa crise identitaire, la bibliothèque se veut donc une agglomération multifonctionnelle. Seul bémol; les espaces extérieurs constituent les grands oubliés de cette mutation. À la Saul-Bellow, la terrasse adjacente au café, exposée à la rue, reste sous-utilisée. Il s’agit là d’une occasion ratée d’aménager une agora accueillant des lectures en plein air, des projections… Si cette carence de liens avec le site extérieur désole, il faut cependant reconnaître que le site en soi offre un potentiel limité. Impossible de rivaliser, sur ce point, avec les sites enchanteurs de bibliothèques telles que Guy-Bélisle ou Raymond-Lévesque.

Puisqu’il est d’ailleurs question de sites ingrats, rappelons que Chevalier Morales a semé une première graine dans la terre lachinoise avec l’espoir que se propagent d’autres projets florissants. Comme plusieurs, ils partagent l’objectif avoué de faire de la Saul-Bellow un vecteur favorisant le développement d’une vie de quartier en s’immisçant dans un circuit composé de commerces de proximité, de marchés publics, etc. Aujourd’hui, malheureusement, sans la concrétisation de cet ambitieux plan de densification, cette première semence paraît bien futile. Difficile de ne pas être cynique lorsque notre regard se porte sur l’immense masse blanche du Maxi derrière lequel s’estompe complètement la signalétique forte que le volume de l’entrée de la bibliothèque devait représenter.

Malgré ces anicroches, les lauréats ont-ils réussi à concevoir une bibliothèque du XXIe? Mouvement, légèreté et ouvertures sont définitivement au rendez-vous et la Saul-Bellow n’en est que plus irrésistible. À la fois fonctionnelle et accueillante; son programme tout comme sa richesse spatiale prouvent sa pertinence. La littérature – et l’architecture – auront subi de multiples évolutions, voire des révolutions. La crainte que ne disparaisse l’un au profit de l’autre, ou même les deux à la fois, demeure fondée. Toutefois, avec des réalisations telles que Saul-Bellow, il y a tout à parier que « ceci » et « cela » survivront encore quelque temps…